Eric R.

Une légende américaine

Nury Fabien

Dargaud

24,50
Conseillé par (Libraire)
28 juillet 2020

Glaçant, instructif et magnifique

Sur la page de gauche, un homme carré, au visage dissimulé par sa barbe blanche. Sur sa carte de visite on peut lui dessiner 160 cercueils « certifiés » et 95 « officieux ». C’est le nombre de personnes tuées par Chris Kyle, sniper de l’armée américaine en Irak. Il a un surnom: « La légende ».
Sur la page de droite, un jeune homme, ancien marine. A son actif aucun combat mortel. Des missions de gardien de prison en Irak. Une bagarre avec d’autres soldats. La récupération et l’enterrement de cadavres en Haïti suite à un tremblement de terre. Un anonyme souffrant à son retour de Post-Traumatic Stress Disorder. Il s’appelle Eddie Ray Routh. Il va tuer la Légende.

Les auteurs ont choisi la voix documentaire, utilisant en voix off, les documents écrits, filmés recensés lors de leur enquête. Intacts, sans modifications, ces mots recopiés ajoutent au caractère glaçant de l’histoire de ces deux êtres si proches l’un de l’autre au départ mais dont les destins vont finalement diverger. Chris Kyle a connu des traumatismes mais il va les surmonter pour en faire une force. Ray Routh, sans mort à son « compteur », n’aura pas la gloire comme béquille. La personnalité de Chris Kyle, le contexte historique d’après 11 septembre donnent au fur et à mesure des pages une nouvelle dimension au récit. C’est un véritable portrait de l’Amérique avec toutes ses contradictions et ses fantômes. Le rôle et la fascination pour les armes, la drogue, le traitement des soldats traumatisés au retour de leurs missions, le culte d’un pays supérieur aux autres, le discours omniprésent de la religion...

Dialogues hors des cases, texte en colonne, petit texte en blanc sur un large fond noir, la richesse graphique est immense et donne un caractère unique au travail d’enquête minutieuse effectué.
« Si la légende est plus belle que la réalité, imprime la légende ». Cette réplique de « L’homme qui tua Liberty Valence » de John Ford ouvre les premières pages de l’album. Nury et Brüno ont préféré imprimer leur vérité. Pour notre plus grand bonheur.

Eric

Némésis

1

Dargaud

16,95
Conseillé par (Libraire)
15 juillet 2020

Cela va souquer ferme

On pourrait l’appeler « Poissard », « Chat noir », ou plus justement « Jonas » du nom du prophète qui porte malheur. Pas très glorieux pour un héros qui devrait sillonner les mers, conquérir les galions espagnols et terroriser les vaisseaux de St Malo à Tortuga. Il a la mâchoire carrée des hommes virils et invincibles, le regard charmeur des bellâtres méridionaux, le sang froid des flibustiers mais voilà, partout où il va, les navires explosent, les batailles sont perdues et il revient au port, accroché à un malheureux radeau fait de bric et de broc. Il va donc falloir beaucoup d’aventures pour inverser la tendance en ce milieu du XVII ème siècle, où les Caraïbes attirent les aventuriers de tout poil.
Cette chance sera peut être celle que lui propose une carte au trésor dérobée à un gouverneur rapace. Seulement avec Raven, le flibustier intrépide et individualiste, tout se complique très rapidement et de nombreux obstacles vont se dresser, dont le plus important prend la forme d’une redoutable pirate. Toute de noir vêtue, le visage à moitié marqué et masqué par sa chevelure, elle porte le joli nom de Lady Darksee. Tout ce joli monde va se retrouver sur l’île de Morne-au-Diable, accompagné de colons français naufragés, de tribus cannibales. Le sang va couler, un peu. Les pistolets vont tirer, beaucoup. Bref ça va tanguer sec !
Mathieu Lauffray avait montré déjà tout son talent de dessinateur dans le remarquable « Long John Silver ». Avec Lauffrey, les embruns nous crachent à la figure, les montagnes se dressent à la façon d’un tableau de Turner dans une atmosphère de lumière flamboyante. Et les trognes sont présentes au rendez-vous: nez rouge, bandeau sur l’oeil rien ne manque.

Eric

19,00
Conseillé par (Libraire)
14 juillet 2020

UN HYMNE A LA LIBERTE

Est ce un hasard ou une volonté délibérée? Un bonheur ou une malédiction ? C’est là, entre le Havre et Dieppe, dans ce pays normand caché et taiseux, que Guy de Maupassant a décrit la nature humaine, ses mensonges sociaux, ses hypocrisies. C’est là près du Havre, dans la campagne que le comédien Frédéric Baptiste, a situé le décor de son premier roman, dans ce bocage planté de pommiers, de cafés, à proximité de la grande ville portuaire et de sa bourgeoisie d’affaires. Claire est épouse de René, riche industriel, séducteur invétéré, qui la trompe effrontément. Elle attend de lui un deuxième enfant. Elle vit en ville. Marthe, vit à quelques kilomètres de là, épouse d’un cafetier et un peu rebouteuse. Et un peu avorteuse. Elle ne peut avoir d’enfant. Elle vit à la campagne. Nous sommes en 1938 et la guerre frappe à la porte.

Toutes deux vont bientôt se rencontrer, sous le motif de l’enfant à naître. Et découvrir une passion interdite. Les premières pages inquiètent et le lecteur peut craindre de se retrouver dans une pièce de vaudeville, où les maris cachent les servantes dans le placard et les femmes assurent les conversations lors de réceptions mondaines. Mais lorsque Claire se rend à la campagne, rencontre Marthe, le récit prend une ampleur nouvelle. Dans ces années, où les stigmates de la guerre 14-18 marquent encore les esprits, les hypocrisies sociales vont peu à peu s’estomper, les corsets se desserrer: les corps vont reprendre une liberté trop longtemps contrainte. L’écriture du romancier s’approprie cette découverte et la langue devient sensuelle, attachée à la douceur d’une peau mise en lumière par la beauté du printemps. Claire découvre à travers une porte entrouverte le corps luisant de l’eau d’un broc le corps de Marthe. Frédéric Baptiste dépose alors ses mots sur la feuille comme un peintre, comme Bonnard qui peint dans le sud de la France inlassablement sa femme au bain. Sa femme qui s’appelle …. Marthe. Etrange parallèle comme un hymne à la sensualité et à la beauté. Un hommage respectueux à la femme.

Inspirée d’une histoire familiale réelle, entourée de personnages secondaires attachants,, la vie de la communauté villageoise prend forme sous nos yeux, derrière les volets d’une chambre où deux femmes s’aiment. Elles vont accomplir un trajet personnel immense, vaincre leurs appréhensions, leurs préjugés, et ceux des autres.

« Les femmes ont forcément un moyen de sortir de leur condition de faire-valoir, de bonne à tout fair, de marchandise à dot, d’esclave. De putain. Ou de sainte. Ce qui revient au même. Comment? Elle n’en sait rien. Elle doit y réfléchir » pense Claire en arrivant chez Marthe.Y réfléchir. Et agir sans devenir suffragette, militante, simplement pour vivre la vie dont elle a envie. Avec un sens juste de la narration, le romancier maitrise le récit et donne envie au lecteur de savoir l’issue de cet amour inconcevable, dans cet univers où « une femme sans son mari, n’est rien ». Et le portrait en construction des deux femmes devient inoubliable.

Le Havre, sa campagne toute proche. A quelques kilomètres de là, la ville de Lillebonne où va naître, dans deux ans, Annie Ernaux, fille de cafetier. Entre Maupassant, et l’écrivaine féministe, Frédéric Baptiste, décrit un monde de femmes en train de changer. Un monde profondément moderne. En quête de liberté.

Conseillé par (Libraire)
10 juillet 2020

Bouleversant

Le père est mort. Et après? Il était alcoolique, violent, parfois. Pas toujours. Un ours unijambiste, un "touriste de la vie". Pourtant c'était quand même un père. Alors, avec des mots parfois tendres empruntés à la vie quotidienne, des mots violents aussi, Anne Pauly s'empare de la maison, des objets familiers, des souvenirs pour "faire son deuil" et nous dire combien, finalement, elle l'aimait ce "papa". Doux amer, le style nous trimballe de la morgue au cimetière, des pompes funèbres à l'hôpital, de la vie à la mort.
Il nous emporte ainsi entre souvenir affectif et réhabilitation, entre pleurs et fou rire car finalement il va bien falloir apprendre à vivre.

Un récit intimiste à la portée universelle qui touche au coeur. Un excellent Prix Inter.

Eric

Russo, Luca

Mosquito

18,00
Conseillé par (Libraire)
30 juin 2020

DES PEINTURES SUBLIMES

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Les derniers mois ont révélé en France de grands talents de dessinateurs de BD italiens avec notamment, Barbara Baldi et son formidable « Ada »,, Fabrizio Dori et « Le Dieu vagabond ». Tous deux se distinguent par un style graphique emprunté à la peinture, à l’aquarelle souvent suivi d’un traitement informatique. Luca Russo, dont c’est le troisième roman graphique, mais le premier réalisé en solo, complète désormais ce duo avec une identité visuelle proche où se mêlent fantastique, onirisme, poésie. Et une illustration d’une beauté renversante. C’est en effet le dessin, ou plutôt les peintures, qui vous attirent quand vous prenez en main l’album. Les premières planches vous emmènent au bord de mer, là où les mouettes survolent, sous un ciel tourmenté, une frêle silhouette féminine qui marche dans l’écume blanche, comme un voile de mariée. Si les cieux n’annonçaient pas un possible orage, on croirait à un paradis de douceur, de tendresse, de beauté. La femme s’appelle Giulia, et elle n’est plus qu’un souvenir, une image dans la tête de Alberto. C’est la voix solitaire de Alberto, un long monologue magnétique et poétique, qui raconte la souffrance d’avoir perdu son amour rencontré et épousé à Venise, emporté par un mal indicible mais certainement héréditaire, deux ans plus tard. La disparition de son amour se conjugue avec la perte d’inspiration musicale, une pièce de piano entamée au moment des jours heureux, restant inachevée.

Depuis la mort de Giulia, un vide sidéral s’est installé dans la vie du pianiste virtuose, un vide comblé par l’apparition quotidienne fantomatique de l’épouse, par un dialogue post mortem épuisant. Et par les aquarelles de Russo. Les pleines pages sublimes ouvrent la porte à notre imaginaire dans un univers surréaliste où les associations de contraires ou de semblables nous renvoient à nos propres peurs. Le fantastique n’est jamais loin, faisant côtoyer les spectres et une nature vivante. On erre avec Alberto dans la lagune vénitienne, dans les forêts de pins baignées par une lumière d’outre-tombe On songe alors à un long poème dessiné, de ceux qui, une fois l’album terminé, vous font fermer les yeux à la recherche d’une sensation, d’un mot, d’un souvenir.
La nature est omniprésente, comme le reflet ou la cause, d’un mal être. La lune brouille le sommeil, l’orage suscite une apparition, le ciel uni transcrit les mots, la forêt est un labyrinthe où le corps s’égare. Ces pages sont les plus belles, véritable fresque qui paralyse le concertiste mais libère le dessinateur.
Peut on composer, peut on être artiste quand la personne que vous chérissez au monde n’est plus? Une journée passée au bord de mer avec Giulia, qui apparait le soir presque nue, dans la lumière diaphane d’une fin de journée, appuyée sur le chambranle d’une porte, suffisait pour harmoniser les notes et composer « la musique en quelques jours. Grâce à toi et à ce lieu ». Cette silhouette disparue, la page reste blanche, les notes s’entrechoquent, la création est figée. Pas celle visiblement de Russo au sommet de son art.